Les jeux vidéo peuvent-ils être utilisés pour apprendre l'histoire ?

Les jeux vidéo peuvent-ils être utilisés pour apprendre l'histoire ?

Les jeux vidéo sont un média culturel de masse qui aborde les thèmes les plus divers. Parmi eux : l'Histoire avec un grand H. Mais peut-on vraiment tout savoir sur la prise de la Bastille avec Assassin's Creed ?

Commençons par quelques notions de base. Les jeux vidéo doivent avant tout servir de divertissement. L'apprentissage d'un sujet n'est donc que rarement l'objectif des développeurs, à l'exception notable de quelques "serious games" - jeux sérieux - spécialement conçus à cet effet. Il n'est pas non plus nécessaire d'avoir des connaissances préalables en histoire pour profiter de jeux comme Age of Empire, ou de savoir couper un arbre dans le monde réel pour profiter de Valheim ou de New World. Même s'il est possible d'apprendre quelques mots d'anglais en jouant à Fortnite ou à un autre jeu dans cette langue, ce n'est clairement pas l'objectif.

Vincent Berry, Maitre de Conférence à l'Université Sorbonne Paris Nord, s'est posé une question en 2011 pour la Revue canadienne de l'Apprentissage et de la Technologie : "Jouer pour apprendre : est-ce bien sérieux ?". En la lisant, on découvre que la question du jeu comme outil d'apprentissage n'est pas nouvelle et qu'elle apparaît dès le XIXe siècle chez les pédagogues. L'apparition des jeux vidéo a renouvelé la problématique et posé de nouveaux questionnements. Même si certains observateurs ont démontré des liens clairs entre les jeux vidéo et l'apprentissage, des questions restent en suspens. Pour explorer tout cela, j'ai interviewé deux historiens spécialisés dans ce domaine !

La première interview était celle de Romain Vincent, animateur de la chaîne Youtube "Jeux Vidéo & Histoire", doctorant en sciences de l'éducation et professeur d'histoire-géographie. Quelle est sa spécialité ? L'utilisation pédagogique des jeux vidéo. Un sujet qui tombe à pic. Une fois notre interview terminée, il m'a mis en contact avec un autre historien : Hugo Orain. Lui aussi est professeur d'histoire et de géographie. Son travail d'historien l'a amené à analyser, dans sa thèse de doctorat, les représentations de la Révolution française dans les médias avec des "images en mouvement". C'est-à-dire au cinéma, à la télévision et, vous l'avez deviné, dans les jeux vidéo. C'était déjà génial, mais ce n'était pas tout ! Il a travaillé directement avec Ubisoft en tant que conseiller historique pour Assassin's Creed Valhalla. Double bingo.

Pour Hugo Orain, on peut apprendre grâce aux jeux vidéo, et il peut en témoigner. Initié par son frère à des jeux vidéo comme Age of Empire, il a appris en associant ce plaisir d'enfance à ses études. Il ajoute cependant qu'il existe des limites et des difficultés à cet apprentissage. Les jeux d'histoire sont loin d'être parfaits et sont obligés de faire des approximations pour diverses raisons. En faisant un pas de plus et en remettant en question ce qu'il a appris à travers les jeux vidéo, il a décidé d'étudier l'histoire. "Il y a de plus en plus d'étudiants de licence et de master qui sont fans d'Assassin's Creed et qui étudient l'histoire pour cette raison".

Assassin's Creed est l'une des licences les plus importantes du studio Ubisoft et fait largement appel à l'histoire pour créer son univers. En jouant au jeu, vous vous retrouverez dans une multitude d'environnements et d'époques, de la Grèce antique à la prise de la Bastille. L'entreprise met fortement l'accent sur le travail historique en recrutant des conseillers historiques comme Hugo Orain. Lorsqu'il a travaillé sur Assassin's Creed Valhalla, l'épisode viking de la série, il a créé et alimenté une encyclopédie interne pour que le jeu gagne en véracité. Il traitait également des demandes ponctuelles et répondait aux questions des chefs graphistes ou des développeurs afin de leur donner une représentation plus précise des éléments sur lesquels ils travaillaient. Il a par exemple aidé à la représentation des navires et des armes.

Mais dans Assassin's Creed, il est aussi question de dieux et de mythologie. Hugo Orain m'a expliqué que chez Ubisoft, la fiction est acceptée et fait partie intégrante de l'inspiration des jeux. Comme la version Discovery Tour est là pour apporter l'aspect sérieux et pédagogique, les développeurs sont plus libres dans le jeu de base. Cela inclut également les rapprochements historiques dont nous avons parlé plus tôt. Assassin's Creed est un jeu où la verticalité et l'escalade sont très importantes, ce qui pose un problème avec l'époque viking où les bâtiments sont plutôt à l'horizontale. Il est toujours possible de grimper sur le mât d'un bateau, mais cela ferait un peu beaucoup s'il y en avait partout dans la ville. Pour contrer cela, le parti pris d'Ubisoft a été d'intégrer des châteaux de pierre dans le jeu, alors qu'ils n'existeront que des siècles plus tard. Pour le bien du jeu, il était important de rogner sur la réalité historique.

Le Discovery Tour est une version pédagogique des jeux sous licence. Son principal groupe cible : les élèves, les étudiants et les enseignants. Sur leur site officiel, ce groupe cible est fortement mis en avant : "Utilisé en classe, plébiscité par les enseignants". Il y a des visites guidées, quelques quêtes pour garder l'aspect ludique, des fiches d'information et des discours d'historiens qui permettent d'en savoir plus sur l'environnement historique du jeu.

Ubisoft nous dit que son mode est loué par les enseignants. Cependant, ce n'est pas exactement cette version qui est ressortie de mes interviews. Si on essaie de comprendre d'où viennent les expressions "apprendre en jouant" et "apprendre en jouant", on se rend compte que ce sont des discours qui viennent de grandes entreprises", m'a expliqué Romain Vincent. "C'est lié à une sorte de mythe qui veut que l'on apprenne forcément en jouant, dans le sens où l'on apprend autre chose que d'apprendre à jouer à un jeu". A l'heure actuelle, "c'est une idée qui n'est pas étayée par la recherche". Pour Romain Vincent, il faut aborder le sujet en deux temps : l'apprentissage à la maison et à l'école. Deux contextes très différents surtout dans l'utilisation des jeux vidéo.

Premier contexte : la maison. On y joue dans le but de se détendre, de se divertir, mais rarement pour apprendre. Et c'est tout à fait normal, puisque les jeux ne sont pas prévus pour cela. Cela vaut aussi bien pour Assassin's Creed que pour des jeux de stratégie comme Crusader Kings. C'est d'autant plus vrai que notre attitude de joueur n'est pas immédiatement orientée vers l'apprentissage. Romain Vincent explique cependant que si l'on s'est exposé pendant quelques heures, on en retire tout de même des connaissances. C'est souvent un apprentissage très factuel, difficilement transposable à la réalité. Savoir placer le Saint Empire romain germanique sur une carte n'est en effet pas très utile dans la vie de tous les jours. Néanmoins, ces connaissances peuvent susciter l'envie d'aller plus loin et d'en découvrir davantage.

Romain Vincent se demande toutefois si ce n'est pas souvent l'inverse et si ce n'est pas plutôt l'attrait de l'histoire qui pousse les joueurs à se tourner vers ce type de jeux. Une autre question importante découle de l'aspect social de la chose. Pour apprendre à jouer aux jeux vidéo, il faut un cadre particulier. Les parents doivent pouvoir être là pour visiter des expositions avec l'enfant ou orienter ses lectures vers les thèmes développés dans le jeu. "En fin de compte, ce sont les enfants que leurs parents emmènent au cinéma ou au théâtre qui sont les plus susceptibles d'apprendre à travers les jeux vidéo", conclut Hugo Orain.

À l'école, les choses sont très différentes. Le jeu passe d'une finalité ludique à une finalité pédagogique. Hugo Orain explique que l'on est obligé de modifier la nature du jeu pour l'utiliser dans ce cadre. Mais sommes-nous alors toujours dans le jeu ? Comme pour l'analyse d'un film, il faut faire des pauses, couper des plans, analyser, intégrer les commentaires du réalisateur, etc. Et dans le cas des jeux vidéo, c'est encore plus complexe, car ils comportent une multitude de thèmes à analyser.

Il n'est pas possible de tout aborder en classe, mais pour Hugo Orain, ce n'est pas un problème. "Nous leur donnons les bases et quand ils seront grands, ils pourront en faire ce qu'ils veulent. Mais quelqu'un leur aura déjà dit au moins une fois dans leur vie que cela existe et que c'est là". Une autre difficulté de l'apprentissage de l'histoire par les jeux vidéo à l'école est l'accès au matériel. Pour apprendre en jouant, il faut aussi pouvoir jouer. Et si l'on dispose d'un PC, qui prend la manette en main ? L'enseignant ou l'enseignante ? Quelle est alors la différence avec une vidéo préenregistrée du gameplay ?

Pour un éditeur de jeux comme Ubisoft, faire entrer le jeu dans les écoles avec le Discovery Tour est un défi financier. Selon Romain Vincent, le problème ne réside pas dans l'utilisation d'Assassin's Creed, mais dans les propos tenus sur le jeu. On peut par exemple trouver partout des articles qualifiant Assassin's Creed de jeu éducatif, l'assimilant même à un manuel scolaire. Seulement, pour lui, "l'appareil n'en est pas tant un dans sa mécanique de jeu". Une entreprise de jeux vidéo, même conseillée par des historiens, ne produit pas de manuels scolaires. Elle reste une entreprise privée avec des enjeux économiques derrière.

Ubisoft et d'autres entreprises ont les moyens de combler le manque dans l'éducation nationale et d'équiper les salles de classe d'ordinateurs. Est-ce néanmoins une bonne idée ? Ce que l'on gagne d'un côté, on peut le perdre de l'autre. Les PC pourraient n'avoir accès qu'aux jeux de l'éditeur, tandis que les enseignants pourraient être encouragés à ne pas dire du mal des jeux. Hugo Orain estime que ce n'est pas seulement au secteur privé de résoudre le problème de l'intégration des jeux vidéo à l'école et de l'apprentissage des jeux vidéo. Il ne faut pas, selon lui, que se crée un monopole.

Les jeux vidéo ne sont pas le seul média qui peut permettre une ouverture sur l'histoire. Nous sommes dans un monde interconnecté où tout est accessible. Pour Hugo Orain, l'idéal est d'avoir une approche multi-supports. Aujourd'hui, l'apprentissage ne se limite plus aux cours et aux livres. Les historiens doivent se positionner et agir dans ces nouveaux médias. Des vulgarisateurs comme Rivenzi et Nota Bene leur donnent parfois la parole et offrent au public un accès plus facile à l'histoire.

Dans le cas d'Assassin's Creed, on ne peut nier à quel point la franchise a fait des efforts pour rendre l'histoire attrayante aux yeux de nombreux jeunes adultes. Néanmoins, les jeux ne doivent pas nécessairement être réalistes pour être amusants. La plupart des joueurs veulent passer un bon moment et avoir une belle expérience de jeu. Les jeux sont plus beaux qu'avant, ils sont plus immersifs, mais nous ne voulons pas forcément qu'ils soient recréés. C'est cool de jouer aux chevaliers ou de grimper sur Notre-Dame", ajoute Hugo Orain, "mais cela ne donne pas la prétention de tout savoir sur le Moyen Âge ou la Révolution sans avoir à ouvrir un livre d'histoire. Le réalisme apporte des contraintes très fortes, comme par exemple dans le jeu Kingdom Come : Deliverance, et des aspects qui vont totalement à l'encontre du plaisir de jouer. Il n'est pas nécessaire que les canons d'un Age of Empire explosent à cause d'un bug pour s'amuser. Une quête intéressante peut toutefois aborder le manque de fiabilité des armes.

Oui, les jeux vidéo peuvent servir d'introduction à l'apprentissage de l'histoire. Mais n'en demandons pas trop et continuons à nous amuser sans prise de tête, quand bon nous semble ! Ce n'est pas parce que les flèches enflammées n'existent pas en dehors de la fiction qu'elles ne font pas un effet formidable dans nos jeux préférés. Et si vous voulez vous mettre dans la peau d'un historien qui explore le passé, vous pouvez jouer à Return of the Obra Dinn ou à Outer Wilds, où l'apprentissage du passé est l'objectif principal.