Le nombre croissant de studios de tatouage en témoigne : on en dénombre actuellement plus de 5000, alors qu'il n'y en avait qu'une vingtaine dans les années 1980. Bien que le tatouage connaisse un développement et une démocratisation impressionnants, il semble être dans le collimateur des politiques européens. Objet de débats, le tatouage semble être en grande difficulté en Europe. Le nouveau règlement européen, qui vise à interdire les substances dangereuses, pourrait fortement limiter les encres disponibles sur le marché. Surtout si aucune solution n'est disponible et que les délais d'application sont particulièrement courts. Quelle est donc la situation réelle ? Comment le monde du tatouage voit-il cette "évolution" ? Et, plus important encore, les politiciens s'efforcent-ils de faire disparaître les tatouages ? Nous avons rencontré le S.N.A.T (Syndicat National des Artistes Tatoueurs) et deux artistes tatoueurs, Mikki Bold et Manuella Ana, pour savoir ce qu'il en est.
Pour bien comprendre le sujet, il est d'abord important de définir ce qu'est réellement l'acte de tatouer. Le site Wikipedia le définit comme suit : "Un tatouage est un dessin décoratif et/ou symbolique permanent, appliqué sur la peau, dont la pratique est attestée dans les sociétés humaines depuis le néolithique". Cette définition simplifiée est incomplète, voire erronée. Elle parle en effet d'un "dessin permanent [...] appliqué sur la peau". Or, le tatouage consiste à planter une ou plusieurs aiguilles contenant de l'encre à très grande vitesse sous l'épiderme afin de créer un dessin permanent sur le corps. Il s'agit d'un acte à la fois artistique et médical, puisque la ou les aiguilles perforent l'épiderme pour y faire pénétrer l'encre.
Oui, les tatouages existent depuis des millénaires, puisqu'ils étaient déjà utilisés au néolithique (5800 à 2500 ans avant notre ère). Cependant, jusqu'à il y a quelques années, les tatouages avaient plutôt mauvaise réputation, car ils étaient associés à des cercles louches comme les yakuzas au Japon. Depuis la fin des années 1990 et le début des années 2000, le tatouage a toutefois connu un regain de popularité. Ainsi, une étude publiée par l'IFOP nous apprend qu'en 2010, 10 % des personnes interrogées étaient tatouées, alors qu'en 2018, elles étaient déjà 18 %. De plus, en 1982, il y avait à peine 15 salons de tatouage à Paris, alors qu'en 2017, plus de 300 salons de tatouage ont pignon sur rue. Le tatouage a donc fortement gagné en popularité ces dernières années et a dû faire face à plusieurs débats / problèmes récurrents. Le plus persistant est la possibilité d'allergies liées aux encres de tatouage.
Les encres de tatouage font l'objet d'une attention particulière depuis quelques années déjà. Elles sont traitées de la même manière que les pigments utilisés pour la fabrication de produits cosmétiques (rouges à lèvres, vernis à ongles, etc.) et sont soumises au règlement européen Reach (enregistrement, évaluation et autorisation des produits chimiques). Ce règlement, applicable dans les 27 États membres européens ainsi qu'au Liechtenstein, en Islande et en Norvège, confère aux entreprises la responsabilité de l'évaluation et de la gestion des risques liés aux substances. En d'autres termes, ce règlement européen attend des entreprises concernées qu'elles assument la responsabilité des produits chimiques et de leurs effets sur la santé. Il vise donc à nous protéger, ainsi que l'environnement, des risques liés aux produits chimiques et à leur utilisation. Mais quel est le rapport avec les encres de tatouage ?
Il est tout à fait légitime de se demander si les encres de tatouage sont finalement des produits chimiques ou non. Et c'est ainsi que le site du SNAT explique la composition des encres de tatouage : "Les encres de tatouage sont des produits complexes, composés notamment de pigments insolubles, de substances liquides contenant un liant et un solvant, d'additifs pour stabiliser les pigments et enfin de conservateurs pour éviter la contamination du produit. Et qu'est-ce qu'un produit chimique ? Selon le site Actu Environnement, le terme de produit chimique est utilisé pour définir "une solution, un solide ou un gaz contenant un ou plusieurs composés chimiques, organiques ou inorganiques".
L'encre de tatouage peut donc être catégorisée comme un produit chimique. Le problème, cependant, est que l'encre de tatouage est considérée comme un produit cosmétique, comme nous l'avons déjà mentionné. Pourtant, son utilisation n'est pas du tout la même. Karine Grenouille, membre du SNAT, nous l'explique ainsi : "Un produit cosmétique (comme un vernis à ongles, une poudre ou une crème) est appliqué régulièrement (pour ne pas dire quotidiennement) sur une longue période (semaines, mois ou années). En revanche, l'encre de tatouage n'est appliquée qu'une seule fois. De plus, le processus de guérison fait que le corps rejette de lui-même les substances toxiques, de sorte qu'au final, il ne reste que l'encre". Pourtant, si l'on en croit l'UFC Que choisir, 75 % des encres (sur 20 encres de tatouage testées) pourraient présenter un risque élevé pour la santé. Mais cela correspond-il à la réalité ?
Comme nous l'avons déjà mentionné, Reach implique la responsabilité des entreprises cosmétiques (et donc des marques) dans la protection de la santé humaine et de l'environnement. Et quand on parle de cosmétiques, on pense facilement à des entreprises cotées en bourse comme L'Oréal ou encore Yves Saint Laurent, qui disposent d'un cash-flow important leur permettant de mener de grandes études. C'est loin d'être le cas des entreprises du monde du tatouage. Rappelons que le tatouage est en croissance depuis 20 ou 25 ans tout au plus, pour un art qui existe depuis des millénaires. Le marché du tatouage est donc encore assez jeune. De leur côté, les entreprises du monde du tatouage sont spécialisées dans ce marché et s'adressent avant tout aux tatoueurs. Car oui, qui d'autre qu'un tatoueur professionnel va acheter des aiguilles de tatouage, de l'encre de tatouage, etc.
Le marché s'avère donc beaucoup plus petit que le marché des cosmétiques en général, et les entreprises n'ont pas forcément les moyens de commander de grandes études scientifiques comme le font les marques de cosmétiques. De plus, Grenouille nous rappelle que même s'il existe des études sur les tatouages et les femmes tatouées, il s'agit principalement d'études d'observation et non d'analyse. Il y a donc très peu de données sur lesquelles le monde des tatoués peut s'appuyer pour défendre sa cause. Et c'est justement le cœur du problème. On rencontre des entreprises jeunes, avec peu de moyens, qui souffrent de décisions prises sur la base d'observations.
En effet, la décision du Parlement européen n'est pas logique. Mais ce n'est pas entièrement de sa faute. Le Parlement européen avait certes commandé une étude de quatre ans, mais l'industrie n'a pas vraiment joué le jeu et s'est montrée assez réticente face aux demandes du Parlement. Les scientifiques mandatés ont donc basé leurs différentes conclusions sur le peu d'informations dont ils disposaient, des informations qui n'étaient en réalité que des suppositions. Le Parlement a donc appliqué un principe de précaution extrêmement strict et a revu à la baisse la présence de certaines substances dans les encres de tatouage.
Grenouille explique : "En soi, il n'est pas négatif d'interdire des produits nocifs pour la santé. Mais tous les experts qui se sont exprimés s'accordent à dire que les seuils sont globalement trop bas, tant en termes de cohérence (il n'y a pas d'argument technique spécifique au tatouage) qu'en termes de contrôle. Selon le SNAT, pas moins de 60% des palettes d'encres actuellement sur le marché pourraient disparaître. Outre l'interdiction d'encres qui pourraient poser problème, la décision du Parlement européen va surtout marginaliser un peu plus une profession déjà très marginalisée.
En effet, comme le soulignent Mikki Bold et Grenouille, il existe un risque que les tatoueurs spécialisés dans la couleur glissent à nouveau vers la clandestinité. Et ce pour plusieurs raisons. Tout d'abord, pour se procurer des encres de couleur, il faut nécessairement passer par un marché noir où la sécurité des produits est très incertaine. Certaines encres peuvent même être contrefaites, ce qui constitue au final un véritable problème. Deuxièmement, certains tatoueurs vont faire le jeu du gouvernement européen. D'autres tatoueurs, beaucoup moins scrupuleux, n'hésiteront pas à proposer des tatouages dans des conditions d'hygiène insuffisantes, voire inexistantes.
D'autre part, certains tatoueurs ont commencé à constituer des stocks en prévision de ces changements importants et peuvent adopter une stratégie de vitrine. Cela signifie qu'en cas de contrôle, ils présenteront des produits conformes, mais utiliseront dans leur quotidien des produits potentiellement interdits. Cela suppose toutefois un haut degré de discrétion. Alors que certains tatoueurs peuvent être pris de panique. D'autres, en revanche, ne s'inquiètent pas. C'est par exemple le cas de Manuella Ana, tatoueuse chez Le Gamin à Dix Doigts. La tatoueuse explique justement que le monde du tatouage est encore underground et qu'il n'est clairement pas la priorité des pouvoirs publics.
Pour elle, il s'agit avant tout d'un effet d'annonce, mais les ARS (Agence régionale de santé) n'auront pas les ressources nécessaires pour appliquer la loi et la contrôler à grande échelle. Elle rappelle notamment que ce n'est pas la première fois que le milieu est exposé à un tel amalgame avec les cosmétiques, et qu'il y a finalement assez peu de cas d'allergies dans le monde du tatouage. Elle souligne également que les tatoueurs ont des protocoles d'hygiène beaucoup plus stricts que certaines professions médicales, et rejoint Grenouille sur le fait qu'il est plutôt absurde de traiter administrativement les tatouages de la même manière que les rouges à lèvres ou les vernis à ongles.
Pour l'instant, le monde du tatouage est assez choqué par cette annonce et ne peut pas réagir complètement. Une pétition est toutefois lancée afin de faire réagir le gouvernement. Selon Grenouille, la loi sera de toute façon adoptée, car il est actuellement politiquement impossible d'arrêter la machine à tatouer. Les autorités doivent d'abord prendre du recul sur la situation afin de pouvoir faire un état des lieux et éventuellement tout remettre en question. Malheureusement, cette attente peut s'avérer longue, puisqu'on parle de 2 à 3 ans avant qu'une procédure puisse être entamée. D'un autre côté, il est également envisageable que certains artistes quittent l'Europe pour des pays beaucoup moins restrictifs comme les Etats-Unis. Grenouille fait toutefois remarquer que l'Europe fait office de modèle en matière de réglementation et qu'il n'est pas exclu que les Etats-Unis finissent par adopter notre réglementation.